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  • Photo du rédacteurKemi Outkma

Hommages, petitesses et raccourcis...


à la mémoire de Céline, Aurélie, Pierrot, Aymeric, Charlie, Tom-Tom et Raff

à la chaleur de nos souvenirs, chers amis absents

et à la santé de notre avenir, chers amis présents.

Je n'ai jamais aimé fréquenté les cimetières. Pas plus que les hôpitaux. Les problèmes des autres, leurs soucis de santé, leur dernier départ, je fais généralement en sorte d'esquiver. Reflet trop limpide et précis de ma propre fragilité, de ma propre mortalité. Je sais bien que la vie n'est qu'un passage, ou plutôt une impasse, mais je préfère autant que possible ignorer l'existence du mur qui nous attend tous au bout de ce cul-de-sac. De toute façon, que je l'envisage ou pas, je finirai, comme tout le monde, par me mettre la tête dedans alors pourquoi m'en biler avant ?

Mais bien entendu, quand c'est un ami d'enfance qui lâche la rampe, il n'est pas question de choix, il faut faire face, à la mort de l'autre et à sa propre vie...

Je suis le dernier des Maniax.

En tout cas sur ce coup là, on n'a pas vraiment eu à se plaindre. Le curé n'était pas en verve particulière et n'a pas joué les prolongations du sermon. Quant à la météo, valeur qualitative de référence des évènements importants, et bien pour une sépulture de début Mars, on n'a eu à subir ni la pluie ni le froid... c'est déjà ça.

Alors voilà, ça y est, le pote a été mis en bière puis son cercueil a été mis en terre, tout le monde a versé sa larme et chacun s'est fendu de son éloge au défunt. On peut maintenant laisser son corps pourrir loin de nos regards et passer à autre chose.

Comme aller s'en jeter un derrière la cravate qu'on a mise pour l'occasion plutôt qu'aller piller les boutanches du disparu en baffrant les gâteaux que la veuve éplorée a préparés pour tous ceux venus la soutenir. Elle a besoin de présence et de consolation, c'est sûr, mais sa famille se chargera bien mieux de cette tâche que moi...

Il y a une dizaine de mois j'étais dans un bar équivalent, dans un autre village pas très loin, pour une autre sépulture, l'ultime départ d'un autre Maniax, le départ de Marco, j'étais donc avec Alain dans ce rade. 50 piges ça lui faisait à Marco quand il a décidé de passer l'autre extrémité de sa cravate à 100€ autour d'une poutre apparente fraîchement lasurée de son loft. Je me souviens qu'on s'était dit qu'au moment où on s'installait au bar, les proches et la famille devaient s'y entasser dans ce salon, ce dernier lieu qui l'avait connu vivant, pour parler de lui au passé en profitant de cet endroit cossu et douillet conçu sur mesure par un architecte de renom. Cet endroit d'où chacun devait se demander comment on pouvait avoir une telle envie d'en partir... définitivement. Aujourd'hui c'est Alain qui s'en va, et me voilà seul au zinc, me voilà le dernier des Maniax.

C'était dans un café des sports, qui n'avait pourtant pas l'air de souvent accueillir de sportifs, que Alain et moi on s'était installés après avoir pris congé de Marco et de sa tombe. On avait commandé un premier ballon de Muscadet. On avait trinqué à Marco et on avait tombé notre godet cul-sec pour lui faire honneur. L'avantage de ce genre de situation, c'est que ce n'est pas duraille de trouver à qui ou quoi porter un toast. Au pote parti, aux souvenirs qu'on a de lui et à cette chienne de vie qu'on dit nous avoir donnée alors qu'on ne nous la prête que pour un moment... Et quand, comme nous, ton compteur a dépassé les cinq décennies, tu sais que tu te rapproches sérieusement du moment où il faudra à ton tour lâcher les dés. Alors on s'était mis à la gamberge, on avait ressassé de vieux souvenirs, enjolivés par la nostalgie et édulcorés par le temps, ceux d'une époque où on ne se l'était pas encore appropriée cette foutue vie, où on en faisait ce que l'on voulait, et surtout n'importe quoi puisque alors, l'idée de la perdre ne nous effleurait pas encore. Alain et moi, sur ce coup-là, on n'avait pas dérogé à la règle. Comme deux vieux lassés et fatigués, le moral en berne, on avait ressorti les vieilles anecdotes, on avait dépoussièré les vieux dossiers, on s'était payé une tranche de jeunesse par mémoires interposées. Les quatre inséparables qu'on avait été, à une époque qui nous avait semblé dater déjà de plusieurs siècles, s'étaient mis à revivre dans nos esprits repliés sur eux-mêmes et sur nos langues déliées par l'alcool et le blues de nos âmes.

Vincent, Marco, Alain et moi on avait plus ou moins grandi ensemble dans un trou paumé de Picardie. Gosses de campagne mais à une heure de Paris, on n'était jamais en retard pour multiplier les conneries, on possédait à la fois l'ennui rural et la révolte urbaine. C'était assez naturellement finalement que nous avions monté notre groupe punk dans les années 80, les Maniax. Alain s'était improvisé matraqueur de peaux et marteleur binaire de grosse caisse, Vincent faisait claquer à l'instinct les cordes de sa basse qui était de toute façon inaudible, Marco faisait pousser à son Ibanez chouravée des hurlements de porcs à l'agonie ou des ronflements de tronçonneuse obtenus grâce aux trois accords qu'il connaissait et moi je gueulais dans le micro toute notre révolte et notre hargne anti-système quand les abus de tabac, d'alcool et de drogues ne m'empêchaient pas de me tenir debout. On s'était rapidement pris au jeu, on était montés sur Paname et on avait commencé à tourner dans les squats. On refusait les caf'-conc' à entrée payante ou les nombreux tremplins rock qui faisaient alors leur apparition. On conchiait déjà ce qui était les balbutiements de la grande illusion offerte aux wannabee de se croire talentueux et qui allait mener à la Star Academy puis aux radio crochets et autres The Voice ou Incroyables talents. Plus de trente ans plus tard, je reste abasourdi que ce non-concept fasse encore des émules... Nous on refusait tout ça, on était des « vrais ».

Bon, de vrais jeunes cons persuadés de mourir jeunes et finir hisser en idoles au panthéon des légendaires insoumis du Punk hexagonal. Des imbéciles formatés qui ne se rendaient pas compte qu'être punk dans les années 80 était aussi ridicule que dépassé depuis longtemps. En y regardant objectivement aujourd'hui, je me dis que le mouvement Punk a duré de 1973 à 1977, quand le second Boy's band de l'histoire a assassiné l'élan originel en créant le moule, la mode, l'uniforme tout en assumant s'en battre les couilles. Bien-sûr le tout était assez habilement maquillé pour que personne ne s'en rende compte aussitôt. Il faut rappeler, à notre décharge, que le premier boy's band, venu lui aussi d'outre-manche était arrivé 15 ans plus tôt pour demander qu'on lui ramène sa Bonnie partie de l'autre côté de l'océan. Une telle inversion de paradigmes avait suffisamment brouillé les cartes pour qu'on ne voit rien venir. Mais bon, de toute façon je pense que nous n'étions qu'un groupe de jeunes imbéciles utopistes qui ignoraient encore que le temps détruit tout, étiole les envies, sape l'énergie et surtout qu'on ne passe pas bien longtemps à grandir avant de se mettre à vieillir.

N'empêche que nous avons alors passé de belles années d'insouciance, et d'inconscience reconnaissons-le. Nous n'avions alors ni contraintes, ni limites, ni chef ni responsabilités... Nous dormions la journée, nous jouions le soir puis nous passions la nuit à nous mettre la tête et à baiser des groupies.

Je me souviens que l'évocation de nos parties de jambes en l'air avait allumé une lueur espiègle dans les yeux d'Alain.

-Au fait, m'avait-il lancé en indiquant mon entrejambe d'un signe de tête, t'as pu trouver une solution à ton problème ?

Quand on vit et qu'on baise ensemble il existe des secrets qu'on ne peut pas garder... J'ai ce qu'il convient d'appeler un handicap, sur la liste des reproches que je peux avoir à formuler à mes géniteurs, il y a l'avarice dont ils ont fait preuve concernant ma virilité. Je suis doté d'un micro-pénis... 3cms au repos et à peine 4 en mode compétition olympique. Mais ça va faire 50 piges que je me le trimballe mon escargot anémié, alors question vannes, ça fait un moment que je suis blindé.

- Ouais je lui avais répondu, je me suis acheté une loupe et je la file aux rares frangines que j'escalade en leur disant qu'avec ça je vais les faire rêver.

On s'était esclaffé un court instant, on avait beau faire, le cœur n'était pas à la franche rigolade. On avait commandé un nouveau ballon et on avait recommencé à s'abreuver de blanc sec et de souvenirs anciens. On en était naturellement venu à la raison de notre séparation, à la fin de ce qu'on nomme encore aujourd'hui notre « aventure », à la fin de notre insouciance et de notre incroyable chance.

On était une quinzaine dans le squat ce soir-là. Enfin une quinzaine à rester y dormir. Le lendemain matin, trois d'entre nous étaient morts. Valérie, Sacha et Bruno. Les trois qui dormaient au rez de chaussée. Morts dans leur sommeil. Morts à notre réveil. La réalité nous avait insidieusement retrouvés, rattrapés, et cette nuit-là elle s'était glissée entre nous et nous avait retournés. Le squat était alimenté en faible lumière et en discret chauffage par un groupe électrogène. On avait bricolé un système de réservoir auxiliaire avec un jerrican en suspension pour assurer une plus longue autonomie. Il pouvait ainsi tourner cinq à six heures de rang sans qu'on ait besoin de refaire le plein. La veille, des voisins s'étaient pointés au squat et s'étaient plaint du raffut que faisait l'engin la nuit. Ils s'étaient emportés et nous avaient clairement menacés d'appeler la police et nous faire expulser si on ne trouvait pas un moyen d'étouffer ce vacarme. Pour une fois nous n'avions pas cherché le conflit. Nous avions entré le groupe, nous l'avions installé à la cave avant de boucher le soupirail avec une paire de vieilles couvertures miteuses qui servaient de couche aux chiens de la bande. Les gaz s'étaient accumulés puis répartis lentement dans le squatt. La plupart d'entre nous étions restés une bonne partie de la nuit à zoner et nous défoncer, avachis à même le sol au premier étage. Valérie, Sacha et Bruno qui avaient prévu de partir le lendemain matin pour Amsterdam étaient descendus se coucher de relativement bonne heure au rez de chaussée afin d'être en forme pour prendre la route. Notre inconscience et nos abus nous ont sauvé cette nuit-là. Nos potes, eux, étaient morts de leur sérieux, et de notre bêtise à tous de nous être enfermés avec ce groupe électrogène. Dire qu'on avait fait ça pour éviter une descente de flics... On y avait fatalement eu droit pour le coup...

On était d'ailleurs en train de parler de l'obligation d'appeler des secours, les pompiers, qui automatiquement préviendraient les uniformes quand Vincent, prostré dans un mutisme de monolithe depuis notre macabre découverte avait alors proprement pété les plombs. La veille on avait tapé une soirée « Calvin Klein » autrement dit on s'était fait des lignes de Cocaïne additionnées de Kétamine, ce qui avait probablement influé sur sa réaction. Toujours est-il qu'il s'était emparé de la machette dont il ne se séparait jamais, celle avec laquelle il allait jusqu'à dormir et était sorti. Le temps que nous le rattrapions, Vincent était déjà devant une porte voisine, hurlant des insultes à l'encontre de tous les propriétaires du quartier, les jugeant seuls coupables de la mort de nos potes. Nous n'avions donc eu le temps de ne prévenir personne. De braves gens du quartier s'en étaient chargé, affolés et apeurés par la vision de Vincent, furie acharnée, hachant menu le bois de l'ouverture à coups de lames destructeurs et haineux.

Nous avions tous été embarqués par les gendarmes. Trois d'entre nous par ambulance, en sac isotherme. Nous avions tous été entendus puis relâchés dans la journée. A part Vincent qui avait été amené en service psychiatrique. Le squat avait été évacué, aucun d'entre nous n'avait envie d'y retourner de toute façon.

Avec Alain et Marc, on avait alors décidé de quitter la capitale et retourner dans notre village picard. Nos parents respectifs avaient à peu près tous réagi pareil, au soulagement de notre retour se mêlait la colère de ne pas avoir été écoutés et entendus... Ils firent tous un pacte avec leur fils revenu : l'accueillir et lui donner une seconde chance mais à condition de se trouver une situation stable. C'est comme ça que Alain avait repris ses études et s'était mis à cravacher pour rattraper le temps perdu et pouvoir décrocher une place de prof qu'il a fini par obtenir. Marc, lui avait accepté des stages et autres missions intérimaires puis il l'avait rencontrée, elle. C'est elle qui lui avait obtenu une place de commercial chez Anfoirgaz. Moi je ne suis pas resté très longtemps, je n'ai pas réussi à accepter et honorer le pacte. La stabilité m'était inaccessible, et croiser régulièrement les parents de Vincent qui semblait promis à un internement de longue durée m'était tout bonnement insupportable. A chaque fois leurs regards semblaient se poser la question : pourquoi notre fils ? Ils semblaient me poser la question : pourquoi ce n'est pas toi qui a déjanté ? Je n'avais pas de réponse à fournir, je me posais exactement la même question. Je m'étais fait faire un passeport et j'étais parti avec une association humanitaire dans les Caraïbes où un typhon venait de tout dévaster. J'y suis resté après la fin du chantier, j'ai appris le métier de pécheur de perles. Plonger en apnée à la quête de ces infections dont souffrent certains coquillages et que des hommes, là-bas, dans le vieux monde civilisé utilisaient comme ornement et signe extérieur de réussite, de richesse, voire d'amour... Mais c'est un travail physiquement très éprouvant, quand les saignements de mes oreilles sont devenus quotidiens je me suis rapproché d'un nouveau chantier dirigé par une entreprise française, j'y ai appris le métier de soudeur. Ce qui m'a permis de prolonger mon exil, puis ensuite de pouvoir prétendre à des postes un peu partout sur la planète.

C'est là-bas que j'avais reçu un dernier message de Vincent, mes parents lui avaient donné mon adresse et il m'avait envoyé une lettre par endroits difficilement intelligible, rédigée de l'écriture tremblante d'un système nerveux défaillant. Il m'y apprenait que sa thérapie était arrivée à son terme, il avait été jugé émotionnellement stable, on l'avait renvoyé chez ses parents avec une pension d'invalidité et une pharmacopée stricte et quotidienne. Il me disait regretter nos années folles, y faisait référence par allégories surréalistes mais sur un ton de forte amertume. Il me disait m'envier, que j'avais raison de m'être barré, que lui était maintenant coincé, bloqué dans tous les sens du terme, il ne lui restait plus qu'à attendre. Il ne me parlait pas de sa solitude pourtant elle scintillait par intermittence, tout le long de ses mots, comme un cri muet, un appel en creux, un signal de détresse dans l'immensité aveugle et sourde. Il avait tenu quelques mois comme ça, à attendre. Puis un soir il avait avalé l'entièreté des médicaments qui lui étaient prescrits. Connaissant le sérial gobeur qu'il avait été, j'imagine que ça ne lui a pas pris tant de temps que ça. Et que sa dernière perche a dû être sévèrement rapide et puissante. Ma mère m'avait appris tout ça le lendemain, par texto. Je me souviens en avoir été triste, mais je me souviens aussi n'avoir éprouvé aucune surprise, avoir presque trouvé un sens, une logique, à la fin de Vincent. Notre bassiste déjanté et sauvage rendu neurasthénique par sa camisole chimique, enfermé chez ses parents, en chaussons toute la journée, à attendre seul que le monde s'écroule sans lui...ça ne pouvait pas durer. Je n'avais pas les moyens de rentrer. Je n'étais pas là pour son enterrement.

- C'est quand même con qu'on n'ait pas trouvé plus souvent l'occasion et le temps de se revoir depuis... avait soupiré Alain autant pour lui-même que pour meubler la conversation, à l'évocation de la mort de Vincent et de mon expatriation.

- Oui c'est sûr, en même temps moi tu sais désormais je ne suis pas souvent en France...

- Toujours à sillonner le monde ? Y a tant besoin de soudeurs que ça ? M'avait demandé Alain la mine maussade

- Faut croire...tu l'avais vu quand toi la dernière fois Marco ?

- J'sais pas, six mois, peut-être plus s'était presque excusé Alain... et toi ?

- Je l'ai vu avant-hier, on s'est croisé par hasard, il s'en allait manger du coup il m'a invité.

Comme ça ! Paf ! Par hasard ! Sacré coup de bol dis-donc ! s'était exclamé bruyamment Alain que j'avais supposé un peu troublé par le blanc.

- Ouais, d'autant que c'était à l'aéroport de Blagnac, je venais juste de débarquer.

- A Toulouse, mais qu'est-ce qu'il foutait là-bas ?

- Son boulot. Il avait le secteur sud-ouest.

Je le vois encore Marco, dans ce hall d'aéroport, je le vois encore mon pote, cette dernière fois où je l'ai vu debout et en vie. Je le vois encore s'écrier « hey ptit cousin ! » surnom oublié depuis des décennies sauf par ce grand casse-couilles de Marco. Le temps que je le reconnaisse et que je comprenne qui me fonçait si vaillament dessus il me collait déjà la bise. Je m'étais reculé et j'étais resté un instant interdit à la vue de son bras gauche. Ou plutôt à la vue sa manche gauche cousue à hauteur du coude.

- Salut Marco, mais qu'est-ce que tu fous ici ? Et... et qu'est-ce qu'il t'est arrivé au bras ?

- Je suis là pour le boulot. Pour ça, ajouta-t-il avec un mouvement de tête vers son aile amputée, ne t'inquiète pas, je t'expliquerai. Et toi alors qu'est ce tu fais ici ?

- Je viens de débarquer je suis rentré pour deux semaines. Je viens voir mes parents, mes frères et sœurs et faire tamponner et signer quelques papiers et je repars ensuite pour le Sri Lanka.

- Si vite ! T'as du temps là ? Moi aussi je débarque, j'ai faim et mon premier rencard n'est pas avant 15h. Je te paie le resto ?

Une voiture de location l'attendait au parking, il m'avait embarqué puis avait laissé le soin au GPS de le guider à travers la ville rose jusqu'à un restaurant qui correspondait aux critères de recherches qu'il avait personnellement précalibrés selon ses goûts et caprices comme il me l'avait fièrement expliqué. « Avec ça non seulement tu ne peux plus te planter d'adresse mais surtout tu ne peux pas louper une bonne adresse ! » s'était-il même exclamé joyeux en se stationnant. On s'était installés dans un coin de la salle, il en avait profité pour déboutonner sa veste et me montrer discrètement la présence de son bras gauche bien valide dissimulé dessous. Il m'avait adressé un clin d'oeil exagéré.

- Technique de vente mon pote, créer de la compassion c'est déjà obtenir de la confiance. Et la confiance c'est ce qui va multiplier le coefficient de pénétration.» avait-il récité gaiement. J'avais légèrement pouffé.

- Je sais c'est très connoté ! Avait-il ajouté facétieux. A ma demande il m'expliqua alors son boulot. Lui, il était là pour faire signer des contrats. Pour cela il usait de tous les moyens. Il faisait une estimation volontairement trop basse de la consommation annuelle et donc de son coût éventuel, offrait la ristourne de rigueur à l'accueil d'un nouveau client, présentait le service d'Anfoirgaz comme le moins cher, bien entendu, mais surtout comme le plus souple et modulable. Pour ce faire il avait une méthode : au lieu de décrire les différentes formules proposées, il en énumérait les caractéristiques en vrac dans une longue liste de choix qui semblait ne plus finir. Notamment sur les modes de paiement. Il veillait à les embrouiller en s'exprimant de façon aléatoire en poids ou en volume. Et chaque fois qu'un client s'engageait à se fournir chez Anfoirgaz, il signait un contrat d'une durée de trois ans, période durant laquelle il laissait l'initiative des dates et des volumes des livraisons à Anfoirgaz qui ne manquait pas, on s'en doute de venir livrer les jours où les cours lui permettait de faire la plus grosse marge. Et Marco était payé à la commission sur le volume de gaz facturé à chacun de ses clients. Il faisait le plus gros de ses signatures en automne et en hiver, l'entreprise possédait des contacts et des fichiers qui lui permettaient d'être au courant de nombreux changements de contrats de location. Alain rencontrait les proprios puis les locataires, arrivait à convaincre tout le monde puis portait l'estocade en proposant des contrats antidatés. Il s'expliquait en prétextant vouloir accélérer le processus de mise en place afin d'éviter la menace d'une absence de chauffage pour cause de lourdeur administrative. Ses méthodes étaient éprouvées, ses techniques fonctionnaient, il gagnait très bien sa vie, ça roulait pour lui.

Marco avait voulu célébrer notre coup de chance et avait d'autorité réclamé une bouteille d'un champagne réputé dont j'avais déjà entendu parler mais dont je n'ai toujours pas retenu le nom. De la quille aussi chère que mon billet d'avion... Tout le long du repas il s'était montré ainsi, exubérant, jovial et un peu fat. Il m'avait décrit sa vie, son loft, sa piscine... j'avoue que je m'étais attendu à ce qu'il me fasse également l'inventaire des interventions chirurgicales de sa femme mais il m'a épargné ça, elle n'y a d'ailleurs peut-être jamais eu recours. C'est au dessert qu'il m'avait demandé à son tour de mes nouvelles. Je me souviens ne pas avoir trouvé grand chose à dire après sa démonstration d'opulence. J'aurais pu lui décrire toutes ces images et ces sensations accumulées. Les paysages incroyables, la sensualité de certains vents, la morsure de certaines eaux, la moiteur de certaines forêts, la langueur torrides de certaines roches et surtout, tous les humains tout aussi différents les uns des autres que ne nous mêmes pour qui ces choses merveilleuses et incroyables sont le quotidien et dont la rencontre nous permet par un effet de miroir, de voir ce que notre quotidien compte de choses merveilleuses et incroyables. Mais je lui ai juste vaguement parlé des chantiers, de quelques autres tâcherons-globetrotters avec qui j'avais eu l'occasion de travailler à plusieurs reprises dans divers endroits de la planète et du fait que moi je ne possédais rien, en France j'étais hébergé, sur les chantiers j'étais logé. Les modestes salaires -en valeurs numéraires- que je retirais de mon travail me servaient principalement à me payer mes nombreux billets d'avion. Je dépensais les maigres restes en menus cadeaux pour mes proches -je me dis parfois qu'une partie du patrimoine de mes intimes constitue la mémoire de mes voyages, un catalogue d'instantanés désordonnés, des albums de souvenirs éparpillés le tout composé d'objets exotiques- et en quelques épisodiques soirées festives aux psychotropes coûteux.

Marco avait soupiré, d'une exhalaison profonde et bruyante que son impressionnant coffre avait dû gardé cloisonnée longtemps.

- Au fond je t'envie tu sais. Moi j'ai peut-être tout ce que je pouvais souhaiter, j'en croque sévère c'est vrai, mais toi t'es resté fidèle à nos idées de liberté, à notre refus du conformisme. Putain quand je te vois je nous revois tous, braillards et sauvages, cradingues, puants et pauvres mais vivants et libres comme jamais !

- Bah, d'ici quelques années quand je pourrai plus assurer sur le dur, je serai comme un con sans un rond alors que toi t'as une belle retraite qui t'attend !

- Ouais, le problème c'est qu'à trop penser à préparer sa retraite, on vieillit avant l'heure...

- Bah t'es quand même bien parti pour mieux vieillir et plus longtemps que la plupart des types de notre âge, moi le premier !

- Ouais, on verra bien , avait-il semblé éluder d'un geste de désinvolture du poignet et d'un air distant qui m'apparurent des plus lugubres quand ils me revinrent en mémoire 48H plus tard.

Au moment de goûter l'armagnac hors-d'âge qu'on nous avait servi en digestif, il reprit :

- Je crois qu'on a fait une belle connerie en laissant tomber les Maniax et en rentrant chez nos vieux. Je me dis souvent que j'aurais jamais dû laisser tomber la guitare. Je l'ai toujours tu sais, elle est impeccable, rutilante. Elle est accrochée dans le salon, à un mur... A chaque fois que je la regarde j'ai mal aux tripes, je me sens merdeux. Tire au flanc. Traître. Et à chaque fois je pense à toi, et je me dis lui, il a osé, lui il a eu le cran. J'aurais pas dû me soumettre et baisser les bras. J'aurais dû continuer, j'aurais pu devenir un grand guitariste !

- Hey redescends mec, je ne suis pas une star, ça fait des décennies que je ne chante plus... je ne suis qu'un prolo, un galérien, le même que celui qui bosse en bas de chez toi où celui qui habite en banlieue de ta ville, sauf que moi je claque pas mes ronds dans un loyer, une bagnole, une téloche, un téléphone, internet etc... je les mets dans des billets d'avion... pour voir un maximum de cette sacrée planète avant de devoir la quitter. Et franchement ça m'étonnerait que tes habitudes concernant notamment tes appétits ou ta manucure ne supportent un tel changement vie désormais !

- Je sais ! C'est bien ce que je te dis, j'ai raté mon créneau, c'est fichu... Mais bref, dis-moi t'auras bien le temps de passer me voir chez moi pendant ces deux semaines ? J'aimerais beaucoup te montrer mon loft !

Là-dessus il avait enchaîné sur le nom très connu de l'architecte qu'il avait employé et la somme très indécente qu'il lui avait demandée. Marco était de retour. Le colosse bavard et mégalo, amateur de bonne chaire et de tout ce qui pouvait lui permettre de briller et s'élever au-dessus des autres reprenait son rôle et son numéro. Deux jours plus tard, le dernier artifice qu'il utilisa pour se hisser au-dessus de nous et nous dépasser une dernière fois et à jamais, ce fût sa cravate accrochée à une poutre. Il avait trouvé le moyen de m'obliger à venir voir son loft durant mon court séjour finalement, mais je ne m'y étais pas rendu... sa mégalomanie n'avait d'égale, je crois, que ma viscérale désobéissance.

Avec Alain, on s'était bien envoyé 6 ou 7 Muscadet le temps de refaire et réécrire notre histoire, puis chacun d'entre nous était retourné à sa vie sans qu'on ne puisse s'empêcher bien entendu de se promettre de garder contact et set téléphoner plus souvent. Aujourd'hui, tout seul, à dévider une nouvelle fois la bobine de cette petite histoire qu'a été ma vie jusqu'à aujourd'hui, j'en suis à mon quatrième ballon quand j'en arrive au même point. On a tenu parole avec Alain, on a pris l'habitude de s'appeler une fois par mois environ. J'ai donc assisté à sa lente dépression en temps réel par épisodes depuis le suicide de Marco. Mon esprit à tendance maintenant à concaténer toutes les bribes de ses complaintes téléphoniques pour en faire un seul monologue déprimé et déprimant, comme un bilan d'inutilité et d'absurdité, le constat d'un échec avant l'abandon du projet qui en a été l'origine.

"Ma vie n'a aucun sens. Je dois enseigner à des élèves un cadre normé et normatif qui n'a qu'un but, en faire des travailleurs-consommateurs-électeurs sans esprit critique. Je ne suis pas là pour les instruire, mais pour les éduquer ! Je me pense de gauche, je me dis de gauche alors que je traque la moindre niche fiscale et le moindre stratagème pour ne pas payer d'impôt... Je critique le Capital et aime à répéter qu'à chaque fois qu'on dépense un euro on choisit le monde dans lequel on vit mais évite de préciser l'autre axiome qui lui est corrollaire, à savoir qu'à chaque fois qu'on en gagne un aussi. Et je c'est ainsi que schizo moyen comme la plupart d'entre nous, j'ai plusieurs plans épargne qui me permette de profiter de mes 16 semaines de congés à condition de continuer à feindre d'ignorer que les quelques miettes que me verse ma banque en guise d'intérêts proviennent d'indécents bénéfices faits par la finance en exploitant les hommes et les ressources planétaires qui lui appartiennent … moi y compris... Je ne suis qu'un petit bourgeois, esclave du confort de sa fonction... Je t'envie souvent tu sais, toi ta vie est cohérente... ils me manquent souvent nos épisodes de jeunesse tu sais, je m'y offre régulièrement quelques virtuelles excursions... Quand même, l'époque sex, drugs and rock n' roll c'était autre chose que Tinder, Facebook et Deezer... Je suis devenu comme tout le monde, je suis devenu comme tous les autres : un individualiste qui ne vit que pour lui, content de s'être trouvé une place tranquille, une place au chaud, à défaut d'une place au soleil. Un endroit douillet et confortable où il ne me reste qu'à me reposer et dormir, au lieu d'un endroit de rêve où il semble chaque jour urgent de vivre... Ma vie n'a plus de sens, mon existence n'a qu'une fonction faire perdurer un mythe, faire durer une illusion, faire partie intégrante du décor du mensonge généralisé, du cauchemar climatisé..."

Alain a mis fin à cette lente agonie psychologique et émotionnelle voici trois jours. Avec le fusil de chasse qu'il avait hérité de son père et dont il ne s'était d 'ailleurs jamais servi.

Et me voilà le dernier des Maniax.

Tous les autres sont morts. Tous les autres se sont suicidés. Chacun d'entre eux a pris la peine de me dire qu'il m'enviait avant d'abandonner la partie...

Je pose mon cinquième ballon dûment vidé sur le zinc, pose une poignée de pièce pour le régler.

M'envier moi ! Moi le plus petit des 4, moi le plus pauvre d'entre nous, Moi la petite bite de la bande... Moi qui n'ai rien, moi qui de l'avis général ne suis rien... et qui pourtant, n'a encore jamais envisagé d'avance mon rencart avec la faucheuse puis le fossoyeur... Mais, va savoir, je me dis en franchissant la porte du rade et en plissant les yeux face à la lumière du jour, une petite vie c'est peut-être plus difficile à supporter qu'une petite bite...

K.O.

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