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  • Photo du rédacteurKemi Outkma

Crucifixion en prose (publié dans le Cafard hérétique n°4)


Oh non vous savez le pire ce n'est pas la galère, ce n'est pas l'indifférence, ce n'est pas le désespoir, ce n'est pas la souffrance

Le pire je crois dans la lucidité dont nous tentons de faire preuve par souci d'intégrité dans notre travail, le pire, disais-je, n'est finalement pas de mesurer l'ampleur de la médiocrité générale de notre époque, ce n'est pas de s'en sentir exclu et inadapté, aussi incompris qu'incapable de comprendre, ce n'est pas de se sentir anachronique -pour ne pas dire aristocratique ou élitiste-, ce n'est pas d'être considéré ringard ou réactionnaire par les faciles raccourcis des empressés de la mise en case, non. Le pire, le plus douloureux, le plus difficile à encaisser, c'est de se rendre compte et d'admettre que nous faisons partie intégrante de cette époque. Être à part pourrait nous donner un sentiment de supériorité en place de notre sentiment d'impuissance... mais nous sommes pareils, nous les pourfendeurs d'idées, les rédacteurs de phrases. Nous sommes nous aussi victimes des lois de l'entropie appliquées à l'Homme - amusons-nous donc à nommer ça l' « entropologie »- cette dévolution perpétuelle vers la médiocrité, la facilité et la bassesse. Nous sentons bien, nous aussi, fils de notre époque maudite, que nous pourrions facilement nous divertir au rayon culture d'un supermarché, danser sur un morceau inconsistant diffusé dans les galeries marchandes et finir par trouver qu « on n'a pas à se plaindre »

Mais nous refusons. Alors nous nous débattons de toutes les forces restantes à nos carcasses pouilleuses de maudits poètes, nos hardes en lambeaux de gueux littéraires et à l'image de tous les indigents de votre monde tiède, mou et lisse, nous amusons vaguement la galerie. Nous vous faisons parfois un peu peur en cherchant à vous surprendre, nous traversons au hasard des vents du destin vos chemins balisés et chronométrés desquels nous vous détournons parfois un instant avant de retourner à l'oubli, perdus parmi les divers détails de votre décor. Vous ne nous voyez plus vraiment. Vous courez, vous courez sans cesse, sans vous arrêter, sans vous retourner, sans nous prêter attention... et nous vivons de vos piécettes et de vos restes.

Cela est juste. Cela est bon.

Cela nous permet de rester spectateurs.

Cela nous permet de rester lucides.

Et vous, vous êtes finalement comme tout le monde. Si jamais un de ces jours j'écris un livre qui rencontre un franc succès, parce qu'il sera meilleur ou parce que je saurai mieux le vendre et mieux me vendre... ou les deux ! Et bien vous vous empresserez de vous procurer un exemplaire et venir me le faire dédicacer pour pouvoir fanfaronner devant vos amis et leur raconter comment à mes débuts -comme vous ne manquerez pas d'appeler notre actuel présent sans pour autant savoir depuis combien de temps j'écris- vous m'aviez sous vos ordres. Même si je vous sais assez bien éduqué et courtois pour rendre alors l'éloge de mon abnégation et de ma ténacité, il semble aller de soi que c'est sans votre soutien que je devrai obtenir la rétribution de ces vertus.

Car en attendant ce jour éventuel, vous avez beau me côtoyer au quotidien et tout savoir de mon travail et de ma vie, même si vous étiez resté ici, vous ne m'auriez jamais acheté un bouquin. Vous êtes comme tout le monde, vous aimez les héros-martyrs, vous accordez la plus grande noblesse et édifiez des sommets d'éloquence à tous ces écorchés, ces passionnés, ceux qui se consacrent entièrement à ce qu'ils ont reconnu comme une vocation, à ce pour quoi ils se savent faits, quitte à sacrifier tout le reste jusqu'à parfois en crever, mais vous n'aiderez jamais l'un d'entre eux à se procurer sa misérable pitance en daignant accorder à son travail un peu d'intérêt et une chance de vous séduire. Il est évident que nous devons souffrir pour vous, voilà le rôle que vous nous avez donné.

Sans la souffrance que vous nous infligez, nous n'écririons peut-être plus...

Sans la colère que nous vous adressons par nos écrits, vous n'existeriez peut-être pas...

Cela est bien. Justice est faite.

Vous êtes comme tout le monde.

Vous êtes tout le monde.

Et

Je suis seul

Mais

Je suis

Au lieu de suivre.

D'ailleurs je vous laisse là chef, pour rentrer moi je prends la ligne C1. Bon week-end, à un de ces jours et bon courage pour votre nouveau poste lundi alors !

K.O.

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