Kemi Outkma
Des plumes et du goudron
Ce matin, en me rendant au travail, au volant de ma Firebird, j'ai vu un héron.
Bon d'accord je ne roule pas en Pontiac, j'ai une Renault. Un Scenic Aigle. Ça me fait le monospace pour caser mes enfants, le 4x4 indispensable pour ne pas être pris au dépourvu face au franchissement d'un ralentisseur urbain voire d'un trottoir et la bonne conscience d'acheter français. Et puis « Aigle » ça a quand même de la gueule si on évite de penser à la connotation agricole que cette marque peut véhiculer dans nos références télé-guidées. Noire je l'ai choisie. Neuve. J'ai acheté de grandes bandes adhésives jaunes et rouges dans lesquelles j'ai découpé des flammes que j'ai collées sur les ailes et le capot. C'est mon Aigle qui enflamme la route à chaque retour du travail, mon Phénix qui renaît chaque matin aussi vibrant d'énergie pour m'emmener au travail, c'est ma Firebird.
N'empêche ce matin, en route pour ma tâche quotidienne, « Hotel California » à fond dans l'habitacle, au milieu de la plaine, je tombe là-dessus. Planté là, majestueux, un héron. Un magnifique spécimen, tout blanc, l'allure altière, plein de noblesse authentique et sans fard, un aristocrate doté de cette forme de solitude qui rend maître de son entourage non par règne mais par détachement. La classe du bestiau quand même ! L'espace d'un instant je me suis vu stopper et garer ma Firebird pour aller le rejoindre, je l'ai imaginé m'accueillir avec indifférence, me regarder de haut, lui pourtant plus petit que moi, me toiser comme n'importe quel autre être insignifiant de son vaste royaume. Puis je me suis vu moi aussi m'installer comme lui, observateur immobile, se laissant emplir par la grâce à mesure que grandit le détachement, individu supérieur toisant ce territoire, qui est son territoire aussi loin que peu porter son regard, dont les seules frontières sont ses peurs, où tout lui appartient naturellement, authentiquement mais où rien ne lui est dû. Élévation de l'être. Victoire du vivant sur le marchand, de l'éternelle vérité sur l'éphémère et l'illusoire pour un être devenu enfin libre par son plus strict dénuement.
Puis le cul d'un camion m'a obligé à freiner et à revenir à moi. Un camion chargé de volailles destinées à l'abattoir. Vagues spécimens à peine vivants, gesticulant inutilement dans leur cages en plastique coloré face à la crainte instinctive de leur exécution prochaine. Prisonniers puis victimes du superflu considéré comme nécessaire, du gaspillage considéré comme opulence, du sentiment de sécurité de l'homme-au-caddie. J'ai enrhumé le camion et laissé s'exprimer mon turbo-diesel à la première occasion, s'agissait pas d'être en retard non plus.
Et j'ai retrouvé la ville. Et ses immeubles qui m'ont fait penser aux cages en plastique, et tous ces pigeons à tourner en rond en quête de quelques miettes, de quelques déchets, ces rats avec des ailes, qui m'ont fait regretter la présence de ce héron et des promesses de félicité qu'il contenait. Je me suis remémoré ce passage des Nourritures terrestres :
« L'aigle se grise de son vol. Le rossignol s'enivre des nuits d'été. La plaine tremble de chaleur. »
Alors je me suis dit que même sans avoir la prétention d'être fait pour voler de mes propres ailes ou régner sur quoi que ce soit, c'était quand même un peu fade de n'avoir finalement rien de plus grisant, rien du plus puissant à ressentir que la fierté et le pouvoir que j'éprouve derrière mon volant.
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